samedi 9 août 2014

Relire Durkheim et Weber pour comprendre le monde d'aujourd'hui

Bonjour à tous !

Si la sociologie est une jeune science - qui date du XIXe siècle, elle occupe aujourd'hui le devant de la scène. Il ne se passe pas une semaine sans qu'un sociologue intervienne sur un médium ou un autre pour décrypter telle pensée politique, tel phénomène social. Je cherche donc aujourd'hui à remettre sur le devant de la scène les deux fondateurs de cette discipline qui, finalement, sont devenus des modèles indépassables tant leur analyse sur le monde est toujours aussi juste. Tentative de démonstration :

Emile Durkheim : division sociale du travail, anomie et suicide

En ce qui me concerne j'ai découvert Durkheim un peu brutalement au lycée, en classe de sciences économiques et sociales où notre professeur, tout guilleret, nous annonça tout de go que cet universitaire austère avait accompli un travail majeur sur le suicide. Et ce n'est qu'avec le temps que j'ai compris que ce travail s'inscrivait dans un ensemble plus vaste, d'une remarquable cohérence. 
Commençons par le commencement : Durkheim naît en 1858 et meurt en 1917. Il est, avec Auguste Comte, le père de la sociologie française qui forme, avec les sociologies américaines et allemandes, les trois piliers de cette discipline. Dreyfusard de la première heure, ami de Jaurès (décidément, il est dans toutes les discussions du moment le pauvre), il se fait connaître avec deux oeuvres majeures : De la division du travail social en 1893 et, donc, le fameux Le Suicide en 1897, deux ouvrages à la méthodologie radicalement différente.
Durkheim, et la sociologie en général, cherche à comprendre les mutations d'un monde soumis à la révolution industrielle. Alors que les économistes ont ouvert la voie au siècle précédent avec Adam Smith ou David Riccardo, la sociologie analyse, ou tente d'analyser, comment les mutations techniques influent sur le quotidien des gens. Dans son premier ouvrage, Durkheim explique remarquablement cette évolution, parlant d'un passage d'une solidarité mécanique à une solidarité organique. D'une solidarité organisée autour d'une petite communauté hiérarchisée où jamais personne n'était laissé à l'abandon, où chacun se serrait les coudes à condition de respecter les règles, à une solidarité différente, plus diffuse et plus fragile, où les individus sont interdépendants les uns des autres, sans rattachement à un groupe d'origine. Ainsi l'individu est séparé de sa famille, de ses amis, de sa région natale (fait particulièrement avéré avec l'exode rural) et, pour vivre, pour survivre même, devient entièrement dépendant du hasard qui se présentera sous l'aune du bon vouloir d'autres individus inconnus : un patron qui voudra bien lui trouver du travail, un propriétaire qui voudra bien lui fournir un toit. 
Dans son essai sur le suicide, quatre ans plus tard, Durkheim compile cette fois-ci des données statistiques à foison pour dresser le portrait-type du candidat au suicide qui s'avère, à l'époque, être un homme vivant seul entre trente et quarante ans avec un travail peu motivant ou au chômage. En un mot, les laissés pour compte de la solidarité organique, car ils n'ont pas eu la bonne fortune de trouver d'autres individus lambdas avec lesquels lier solidarité. Ou bien ce sont des individus qui, passés sous la coupe de patrons peu scrupuleux, travaillent plus que de raison pour un salaire toujours plus bas, en font toujours plus pour toujours moins, de peur de perdre leur job. Ces gens perdent peu à peu leurs repères à la vie, ils versent dans ce que Durkheim appelle l'anomie. Et survient le drame.
Comment ne pas retrouver aujourd'hui un tel écho dans les propos du Vosgien ? Comment ne pas être aujourd'hui frappé en pleine face par la justesse de son analyse ? La société post-moderne dans laquelle nous vivons avec toujours plus d'allégresse délie encore plus les liens de solidarité mécanique, qui sont les plus solides parce que ce sont les liens du sang, les liens de l'ancienneté, de la tradition, des racines. Aujourd'hui, non content d'avoir exploité les hommes pendant des décennies, de les avoir arrachés à leurs champs, à leurs villages, le capitalisme fait travailler les femmes en les exploitant tout aussi impunément. Et pour que chacun trouve cela formidable, on nous le sert sous couvert de l'égalité homme-femme. Et tant pis si les enfants sont laissés au soin de tiers, qu'ils soient nounous, instituteurs devenus éducateurs, aide-soignants dans les crèches et compagnie. Et après on s'étonne d'avoir à faire à des enfants insolents et mal élevés. Aujourd'hui, le lien entre générations n'existe plus. Le grand-père se déplace difficilement ou il ne reconnaît plus très bien ses petits-enfants ? Au mouroir ! Pardon : à la maison de retraite. Les scandales de maltraitance envers les personnes âgées fleurissent ? Aucune importance, on invente le droit à mourir dans la dignité (sous-entendant qu'il y aurait donc des morts indignes, allez savoir lesquelles...) et on appellera ça euthanasie et on dira que c'est faire preuve d'humanité. Papy piqué comme Felix, le pauvre vieux chat aveugle et incontinent. C'est l'aïeul qui va être content... Et au passage, on affirme quand même bien fort être contre la peine de mort pour se donner bonne conscience. Ouvrons les yeux : on pousse les gens à se défier les uns des autres, on rompt avec nos traditions, notre force étatique, qui ne peut plus donner l'impulsion dont nous avons besoin, nous ne sommes plus que des consommateurs atomistiques nés et élevés pour vénérer Apple, Nike, Coca et McDo pour leur faire faire toujours plus de fric. Ca valait bien le coup de se détourner de Dieu, tiens... Nous avons juste opté pour une divinité plus cynique et malfaisante.

Max Weber : lien entre protestantisme et capitalisme

L'autre petit génie qui a tout compris à son temps et qui, encore aujourd'hui, fait figure de prophète politique, c'est Max Weber, né à Erfurt en 1864 et mort à Münich en 1920. Outre le fait qu'il a donné une cohérence académique à la sociologie en la classant dans les sciences dites de la culture, il a travaillé sur l'influence du protestantisme dans la culture capitaliste. L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme (je suis de bonne humeur, je vous épargne le titre en version originale) est sorti en deux parties en 1904 et 1905. Il y explique que la finalité de l'existence d'un individu est le travail dans le cadre d'une profession. Autrement dit le travail, et son pendant, le revenu qu'il procure, devient une fin en soi, un aboutissement personnel. Il puise sa réflexion dans le dogme protestant, notamment calviniste, où le travail est la meilleure chose que l'Homme puisse accomplir ad majorem Dei gloriam, c'est-à-dire pour la plus grande gloire de Dieu. Un homme qui réussit professionnellement se voit ainsi confirmé, dans son esprit, comme élu de Dieu. 
Pour comprendre comment il en arrive à ce point, un peu de théologie catholique s'impose : rappelons que dans le cas du dogme apostolique romain, l'Homme travaille uniquement pour se nourrir et nourrir les siens (on en revient ainsi au principe de la solidarité mécanique). Selon ce principe, donc, l'Homme ne peut s'enrichir, en tout cas pas de manière ostentatoire, et le commerce de l'argent est interdit. C'est dans ce contexte que les Juifs furent aussi longtemps tolérés dans une Europe pourtant hostile à leur sort, afin de devenir les usuriers des différents princes. Cela leur valut aussi de notoires désagréments, les Catholiques n'étant pas de très bons payeurs. Ainsi, le protestantisme, en se libérant de l'axiome "je travaille pour vivre et faire vivre les miens" se plongea dans un autre axiome "je travaille pour la gloire de Dieu et si je réussis, si je m'enrichis, c'est que le Seigneur m'accorde ses bonnes grâces". 
Et c'est là, que si vous êtes un lecteur malin (ce dont je ne doute pas le moindre instant) vous comprenez où je veux en venir : tout est rapidement devenu bon pour faire du pognon, peu importe comment, puisque si on remplit nos poches, c'est parce que nous sommes les élus de Dieu. Evidemment, les Américains sont les très grands promoteurs de ce système, qu'ils ont poussé tant et plus en recourant à des travers que l'Histoire a réprouvés, notamment l'esclavage. Ils ont inventé le taylorisme, le fordisme, on leur doit la vénération du libre-échange et de la mondialisation, puisque c'est comme ça qu'on conquiert de nouveaux marchés, de nouveaux clients et donc, in fine que l'on gagne encore plus d'argent. En Europe, même si la réussite allemande fut davantage basée sur une dimension sociale, l'Allemagne et l'Angleterre sont également les vainqueurs capitalistes de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. La City de Londres est la première place financière au monde, et l'industrie allemande exporte à tout-va, remplit ses comptes en banque et appauvrit considérablement l'Europe du Sud (France, Italie, Espagne) étonnamment...catholique ! Ca alors, quelle surprise ! Et naturellement, dans cet esprit libéral-libertaire cher aux Anglo-Saxons, on consacre toujours plus la liberté individuelle et l'ouverture au monde car l'autre est un humain comme toi. Il ne mange pas comme toi, ne s'habille pas comme toi, n'a pas la même histoire que toi, les mêmes coutumes que toi, les mêmes croyances que toi, mais ce n'est pas grave : Dieu Dollar vous réunit sous sa même bannière. Vous ne pouvez pas vous entendre avec toutes ces différences culturelles, ethniques et religieuses ? Alors c'est que vous êtes racistes, et c'est mal ! Le progrès n'aime pas le racisme, il n'aime pas qu'on empêche des homosexuels ultra-minoritaires incapables de fonder une famille sans recourir à la science (et donc de jouer à l'apprenti-sorcier, cf PMA et GPA) de se marier, il n'aime pas qu'on l'empêche de vendre de la drogue (le cannabis soigne plus qu'il ne fait de mal, c'est connu voyons, faites preuve d'ouverture d'esprit)... Bref, le capitalisme protestant devenu ultra-libéral n'aime pas. La seule chose qu'il aime c'est l'argent que vous lui donnez en vous faisant croire que vous êtes totalement libres de le faire. Elle est pas belle la vie ?

En conclusion : se méfier des apparences et rester fidèles à ses racines et à ses valeurs

C'est une belle leçon que nous ont donné Durkheim et Weber il y a un peu plus d'un siècle. Ils nous ont donné les clés pour comprendre les profondes mutations de notre monde induites par la révolution industrielle et le progrès technique. Ils l'ont fait avec objectivité et dans le souci d'une démarche scientifique. On peut faire le choix de les ignorer totalement et de continuer dans cette fuite en avant vers toujours plus de progrès, de libertés... Mais pour quels résultats ? Que deviendrons-nous lorsque nous aurons obtenu tout ce que nous voulions en bons individus capricieux ? Serons-nous plus heureux lorsque nous aurons épuisé les ressources de notre planète à force de progrès technologiques ? Et que dirons-nous à nos enfants lorsqu'ils nous demanderont, immanquablement, qui nous sommes, d'où nous venons, et pourquoi nous avons effectué tel choix plutôt que tel autre ? Prenons garde, ensemble. Il n'y a jamais rien d'écrit à l'avance. Nous le devons, non à nous-mêmes, mais aux générations à venir.